L'or des ghettos

Chicago, le ghetto noir du South Side et sa vingtaine de rues quadrillées. L’ancien haut lieu du jazz devenu le quartier de la misère et de la prostitution dans les années 60, lorsque les autorités l’ont plombé de tours et de barres HLM. La « modernité » tournant au drame.
Et de nos jours, des dizaines d’organisations culturelles, cafés-galeries, petites salles de théâtre, complexes pour les arts visuels, ateliers où se pratique le hip-hop, la photographie ou la céramique ! Ici comme dans d’autres centres des grandes villes américaines, vidés de leurs classes moyennes enfuies dans les périphéries, livrés à l’exclusion et à la violence, c’est la carte de la culture qui est jouée par les très typiquement américaines « communautés ».
Une « communauté » Outre-atlantique se crée autour d’un quartier, d’une d’origine, noire, latino, amérindienne, voire d’une église… Un espace où l’on a des besoins communs qui fait que l’on se rassemble pour s’apporter un soutien collectif.
Dans les centres-villes, ce sont des groupes d’habitants qui décident de prendre en charge la revitalisation d’un quartier, comme à Chicago où les locataires des tours, se sont peu à peu mobilisés autour d’actions sociales, scolaires et culturelles.
Car là, comme partout, on se méfie d’une entité d’état puissante, vécue comme « menaçante » pour chacun. A cela on préfère un fonctionnement qui privilégie la base, le terrain et le service aux autres, dans un mélange d’autonomie et de dépendance. En réunissant ces activités sociales et culturelles dans des CDC, « Community Development Corporations ».
Ces CDC, imaginées dans les années 60, se sont formalisées depuis qu’en 1977, le Bronx de New-York s’est embrasé dans des émeutes qui dégénèrent. Le président d’alors, Jimmy Carter, constatant l’impuissance du gouvernement fédéral et de ses millions de dollars déversés depuis Washington, propose aux communautés une prise en charge en direct de leurs quartiers à travers des organisations communautaires autonomes. On leur délègue la gestion des logements sociaux, des cours du soir, l’assistance aux personnes âgées, la sécurité, en partenariat avec la police. De nos jours, il existe quelques 2000 CDC, soutenues par les grandes fondations, des aides diverses, des investisseurs privés et un système d’exonérations fiscales. Et nombre d’entre elles fondent leurs actions sur la culture et les arts, parfois aidées également par des universités à dominantes artistiques. Avec un credo : « plus la scène culturelle est active, plus le niveau de violence et de pauvreté peut baisser ».
Leurs premiers objectifs : apporter plus de solidarité et un meilleur sens civique, améliorer les résultats scolaires. Et elles y parviennent. Pour mobiliser les jeunes, elles développent des actions dites « d’outreach », des programmes qui consistent à les sensibiliser, les amener à fréquenter les lieux culturels déjà existants ou en créer eux-mêmes.
Ce mode de fonctionnement s’inscrit bien sûr dans une histoire, spécifique aux Etats-Unis. Pourtant d’autres pays s’en inspirent, l’Allemagne, les Pays-bas, ceux d’Europe du Nord, et il commence à susciter un intérêt jusqu’en France.
Le colloque sur la politique de la ville, qui s’est tenu à l’Ecole normale supérieure de Lyon le 25 septembre dernier, y a fait largement référence. Car si la politique française de la ville a permis d’atténuer les difficultés des quartiers, elle continue de fonctionner « selon le modèle républicain descendant ». selon Claude Jacquier, sociologue au CNRS, « l’état sait toujours ce qu’il faut faire ». Croisé avec une défiance de tout ce qui serait « communautaire ». « On démolit et on reconstruit », mais quelle participation est confié aux habitants s’interrogent les chercheurs ? Certes certaines cités américaines, comme Détroit, sont restées d’immenses et dramatiques ghettos mais dans la plupart des villes, les habitants ont un pouvoir, ils se mobilisent et se responsabilisent. Avec cette arme qu’est la culture.
Au cœur des grandes cités, cette action a produit une « subculture » très spécifique, et innovante. Loin de la haute culture (High Culture) des élites blanches, cette culture « du dessous », mouvante et spontanée, se détourne aussi d’une culture de masse, commerciale et divertissante — née, oh paradoxe, de cette passion pour l’égalité qui en nivelant tout pour que tous soient égaux a fini par produire le confort uniforme de la grande industrie. A cette « low culture » vécu comme destructrice et oppressante, on répond par des lieux mixtes, alternatifs et indépendants, librairies-théâtres de quartiers, clubs de lecture ou de slam, ateliers d’écriture pour mère isolées, chorales amateures. Sans statut légal, ni « board » d’administrateurs, ni subventions, mais souvent avec une forte présence des églises, ces lieux éclectiques irriguent un tissu urbain blessé et rejeté. Pour y inventer de nouvelles formes d’art, peut-être, en tout cas de solidarité, certainement.

Source principale : « De la culture en Amérique », Frédéric Martel, éd. Gallimard, 2006

Cécile Mozziconacci, article paru dans le n°21 de novembre-décembre 2009
http://epanouirlesnenuphars.blogspot.com/

Des poètes à la Maison Blanche



On pourra peut-être entendre bientôt des poètes à la Maison Blanche. C’est ce que souhaite le nouveau président des Etats-Unis, Barack Obama, qui veut aussi y inviter des scientifiques et des musiciens et faire de cette Maison celle du peuple. Si on ne précise pas encore les modalités d’une telle entreprise (qui pourra y participer, à quelle fréquence…) ni sa réelle possibilité, cette idée de faire du symbole du pouvoir fédéral un lieu ouvert au peuple semble renouer avec les mythes fondateurs de la nation américaine. Certes, avant Barack Obama, d’autres présidents américains invitaient régulièrement des artistes à Washington. Les soirées culturelles de J.F. Kennedy étaient célèbres, et même Richard Nixon, plus connu pour la guerre du Vietnam ou le scandale du Watergate, que pour son amour de la culture, en organisait tout autant.
La nouveauté, maintenant, est le souhait d’ouvrir à la population lectures de poésie et concerts, non de dîner simplement entre élites. Tout en rappelant l’importance de la culture, de l’art et de la science, « l’essence de ce qui fait la spécificité de l’Amérique ».
Une vision que l’on ne mesure pas toujours depuis l’Europe. Le bulldozer du divertissement à l’américaine, propulsé sur le monde entier, a recouvert et masqué la richesse et la diversité du monde culturel outre-Atlantique.
Un système culturel très complexe, « une immense coalition », selon l’expression de Frédéric Martel, ancien attaché culturel à l’ambassade de France aux Etats-Unis, qui en a disséqués les rouages dans son livre « De la culture en Amérique »*. Une coalition d’agences publiques, d’institutions à but non lucratif, d’entreprises privées, de riches philanthropes, d’universités et de communautés. Des « milliers d’acteurs tous autonomes » qui finissent par faire « politique ». Vu de France, où la vie culturelle et artistique s’est structurée, surtout depuis André Malraux, à travers la politique culturelle menée par un ministère qui lui est dédié, ce fonctionnement paraît étrange.
Tous, concurrents et partenaires, poursuivent leurs intérêts particuliers et, paradoxe total, donnent naissance à un intérêt général. Ils ont fini par produire une culture diversifiée où minorités et artistes d’avant-garde peuvent innover, où, des universités, naît la plus grande créativité, où se crée même une « action culturelle ».
Sans doute peut-on trouver une des origine de ce fonctionnement individuel et communautaire dans le grand mythe américain de la Frontière ?
La dernière frontière, celle des terres « vierges » des pionniers, qui recule peu à peu vers l’Ouest lointain, vers ces confins aux périls innombrables. Cette frontière symbolique, toujours mouvante, omniprésente dans cet espace démesuré et qu’il faut conquérir, modèle tout un paysage mental.
Elle fonde « l’aspect sauvage, l’indépendance et la démocratie dans l’imaginaire et le symbolisme américain », disait au 19e siècle l’historien Frédéric Jackson Turner, pour qui les terres « libres » de l’Ouest étaient la base de l’égalité sociale et économique, les petites communautés agricoles représentant « la quintessence de la démocratie ».
Une approche bien différente de celle qui s’est construite en Europe,
De là est née, en partie, la méfiance face à toute intervention d’une autorité centrale. Et cela même dans les milieux les plus démocrates, dans les communautés d’artistes, d’acteurs de la culture…
Ainsi, dans les années 70, les institutions culturelles, ont longtemps refusé les subventions publiques, qui leur étaient alors proposées par l’Agence fédérale consacrée à la culture (le NEA, le National Endowment for the Arts, qui, encore un paradoxe, a connu sous Nixon son âge d’or). Contraints par une grave crise financière, les musées et orchestres ont finalement accepté cette manne !
L’Agence fédérale contribue jusqu’aux années 80 à une véritable révolution culturelle dans le pays, devient l’objet de conflits en règle et n’existe plus que comme une fondation parmi d’autres. Les tentatives de politiques d’état ayant échoué, la culture, comme le reste, demeure l’affaire de chacun. Financée principalement par les individus, elle témoigne de la réticence à la bureaucratie, d’une volonté de préserver l’indépendance de l’art, d’un refus aussi qu’elle soit incarnée par une seule figure, par un porte-parole.
En moyenne, les dons à des organisations à but non lucratif représentent 250 milliards de dollars par an, dont 74% proviennent de personnes individuelles et 5,6% des entreprises. Sur cette somme près de 5,5 % reviennent à la culture (soit 13 milliards de dollars). Des chiffres qui montrent comment cohabitent individualisme et bien public, indépendance farouche et esprit de communauté.
Les 750 millions de dollars reçus par Barack Obama pour financer sa campagne électorale (dont une partie sous forme de quelques dollars) ne sont pas dans ce contexte une étrangeté de plus dans cette élection hors norme, mais plutôt la parfaite expression de « l’esprit de l’Amérique ».
Mais ce système culturel a connu ces dernières années bien des effets pervers, l’idéal initial s’est aussi perdu dans la réalité contemporaine. Comment celle-ci, dans le grand cyclone actuel, va-t-elle se transformer ? Le poète invité (c’est aussi une tradition) pour l’investiture de Barack Obama, le 20 janvier prochain, l’évoquera peut-être.

Cécile Mozziconacci, n° 16 janvier-février 2009

* Ed. Gallimard, 2006
Cette chronique est la première d’une série sur la culture aux Etats-Unis.
Affiche réalisée par Shepard Fairey pour la campagne présidentielle de Barak Obama

Rumsteak saignant ou boulettes aux herbes ?



Etes vous plutôt tendance zoophage ou sarcophage ? Autrement dit, seriez-vous tenté par un roosbeef saignant ou bien opteriez-vous sans hésiter pour des saucisses de porc bien malaxées avec des herbes ? Dans le premier cas, vous n’êtes pas gêné par l’animal qui reste visible, dans le second, vous auriez une petite répugnance qui vous fait préférer la matière première totalement transformée. C’est là une des grandes différences qui sépare les goûts alimentaires des Français et des Allemands, selon la passionnante étude d’un sociologue, Jean-Vincent Pfirsch qui s’est penché sur nos assiettes des deux côtés du Rhin. C’est aussi pourquoi lapin et poulet, qui sont reconnaissables, sont largement préférés des Français, de même que les crevettes ou les sardines. En Allemagne, même si les goûts tendent à s’unifier, on aime confectionner des boulettes, des saucisses les plus diverses, des frikadelles….
Repousser l’animalité traduit un rapport différent à la nature qui dans l’imaginaire allemand est liée à l’inconnu, au sauvage, au danger. La Loire n’est pas le Rhin. La France, elle, a intégré depuis le 17e siècle l’idée d’une nature sereine, douce, contrôlable. La société de cour tire alors au cordeau ses bosquets et modèle les jardins « à la française » pour prolonger ses salons. En Allemagne, à la même époque, une bourgeoisie frustrée d’être privée du pouvoir politique se réfugie dans les émotions et dans une fuite vers la nature. Le romantisme va naître, avec sa mythologie. La Lorelei hante les rives tumultueuses du Rhin. Les vastes forêts de Bavière
ou de Thuringe contribuent à cet imaginaire. On peut aussi voir dans cette mise à distance de l’animal, l’origine d’une valorisation des céréales. Avec ses trois cents sortes de pains différents et ses müeslis consommés à toute heure dans les cafés, l’Allemagne a trouvé là une alternative à la viande. Cette tendance, tout comme le végétarisme (né à la fin du 19e siècle et combattu par Hitler), s’est développée dans des classes moyennes qui ont cherché à se démarquer tant de la bourgeoisie que du monde ouvrier. Le goût pour les saveurs aigres-douces est l’autre grande différence et surprend les palais français qui préfèrent une séparation franche. Salé-sucré se mêlent peu. À l’occasion on cuisinera un porc au miel ou aux fruits rouges juste pour l’exotisme mais pas au quotidien. Il faut également remonter au 17e siècle pour comprendre cette préférence. L’aristocratie française tourne alors le dos à la cuisine médiévale, une cuisine riche en épices, aux saveurs puissantes qui travestissent totalement les aliments et qui reste présente sur toutes les riches tables européennes comme celles d’Allemagne. Les concombres en saumure ou les moutardes douces, traces de cette histoire, pourraient même sembler « archaïques » en France, comme si dans nos mémoires, on y sentait le Moyen-Âge. Le 17e siècle voit aussi la notion de goût, typiquement française, s’affirmer. On en discute dans les salons, on le consigne dans des ouvrages gastronomiques. Le bon goût est un goût classique avec ses normes. Le goût est partout, en art, en littérature. Les normes ainsi vont perdurer. La France a fait la Révolution, mais, paradoxale, s’imprègne des valeurs de la noblesse qui transitent par la bourgeoisie. Ces règles inscrites dans une longue tradition depuis Brillat-Savarin, vont faire de cette cuisine un modèle. C’est dans les écoles de cuisine française que les futurs chefs étrangers se forment, ramenant dans leurs pays cette « french touch » qui les distinguera. Alors que l’absence de normes aussi codifiées a permis à l’Allemagne de créer dans les villes, beaucoup plus tôt qu’en France, une cuisine inventive et multiculturelle, ouverte aux influences étrangères et qui évolue selon les modes . Autre trait distinctif : la nourriture est un sujet de conversation en France, où l’on aime s’inviter, dans un échange très régulé, de don et de contre don. Passer du temps à cuisiner, donner de soi, c’est se faire plaisir, et c’est aussi acquérir une forme de prestige. On entre alors dans une sorte de compétition amicale, où la sociabilité est primordiale, comme dans tous les pays de tradition catholique. Alors que les Allemands verront le repas comme un moment de détente où le confort doit primer.

Cécile Mozziconacci, n°9 novembre/décembre 2007

La danse de la vie

Si vous vous rendez un jour en Nouvelle-Calédonie, vous serez peut-être surpris lorsque des amis Kanak rencon­trés pendant le séjour vous raccompagneront à l’aéro­port. Ils risquent fort de vous dire : « Allez tata, hein ! (tata c’est sympathique, c’est un signe de salut), à demain ».
Des sujets de perplexité, vous en aurez connus pendant ce voya­ge, mais là, cela devient très curieux. En fait les Kanak ne disent pas « au revoir » car ce serait une coupure, quelque chose qui se termine… Impensable ! Les liens une fois créés se perpétue­ront toujours. Alors on se salue par « à bientôt », ou « à demain » quelle que soit la situation….
La relation aux choses, aux gens, à l’univers est fondamentale et ce serait mettre en danger cette harmonie que la briser par des paroles inconséquentes !
Comme dans la plupart des sociétés non occidentales, l’impor­tant n’y est pas de tout caser dans un programme mais de main­tenir la cohésion. En restant synchrone avec l’ensemble. Dans un pays comme le Japon, où la notion de groupe prime, où l’on se définit selon le contexte, on contrôle fréquemment sa respira­tion pour être « en rythme » avec son interlocuteur, pendant une conversation.
Cette notion du rythme est primordiale pour l’anthropologue américain Edward T. Hall, qui montre comment des séries com­plexes de rythmes dominent tous les comportements humains, à la manière d’une symphonie. Et comment ce qui relie les individus les uns aux autres est un tissu de rythmes corporels.
Ces rythmes propres à chaque culture, le bébé les intègre dans les tout premiers temps de sa vie et d’abord in utero. C’est ce rythme qui va par la suite imprégner tout le fonctionnement d’une société de manière très souterraine, les manières de bouger, de parler, de se rapprocher les uns des autres ou de s’éloigner, de prendre une décision et de commencer une action. Aussi, quand des membres de cultures différentes se rencontrent, cela peut donner un ballet un peu heurté sans raison apparente.
Cette « danse de la vie » selon la belle formule de E. T. Hall, qui considère que le rythme est un des éléments essentiels à la survie de l’espèce, recèle encore bien des secrets. Comment comprendre, par exemple, que les plus grands sportifs dominent tous leurs concurrents alors qu’ils semblent se mouvoir sans ef­fort apparent, mais dans un rythme parfait ? C’est la grande vé­rité du zen. Ce n’est pas la tension et l’effort qui permettent de toucher la cible. C’est lorsque l’on ne fait plus qu’un, avec l’arc, la flèche, la cible, le rythme universel.
Cette symbiose, vécue sans séparation et sans projection, per­met d’être en adéquation avec le moment juste cher à la pensée chinoise. Il s’agit de sentir de l’intérieur, comme dans la respi­ration, l’arrivée du moment opportun, et de le suivre, contrai­rement à la tradition européenne, issue de la pensée grecque, de projeter l’idéal que l’on veut atteindre et d’y parvenir par un plan préétabli. Ce qui fonctionne bien avec la technique. Avec les humains et le vivant, ses comportements aléatoires et ses processus imprévisibles, c’est moins sûr.
Cette notion de moment adéquat est, pour la Chine, si profonde que l’on ne nomme pas un nouveau né à sa naissance, mais quand le « moment est venu ». Dans le cas d’un couple mixte, on donnera d’abord au bébé un nom occidental puis on attendra… Confucius ne disait-il pas : « Faire comme il faut, au moment adé­quat » ?
Comme tous ces rythmes s’entremêlent avec nos propres horlo­ges internes (oui, au pluriel, car nous aurions plusieurs structures dans notre cerveau qui génèrent nos biorythmes), les nouvelles disciplines, chronothérapie (pour la prise de médicaments selon les rythmes biologiques), chronopsychologie (qui s’insurge contre les conditions de travail actuelles) ont de beaux jours devant el­les. Quant à l’école, les experts préconisent de nouvelles études à grande échelle pour mieux connaître les rythmes des enfants et leurs variations.
Rythme, harmonie, attente du juste moment. N’est-ce pas ce que traduit aussi cette parole des Indiens Guarana d’Amazonie : « Chez nous, sagesse se dit « Aranda », ce qui signifie sentir le temps. » ?

Cécile Mozziconacci, n°8, septembre/octobre 2007

L’art de la sieste à la japonaise

Dernièrement j’assistais à une lecture de textes où un écrivain avait invité un acteur célèbre pour lire des extraits de ses livres. La séance se passe en fin de journée dans une petite salle très chauffée. Soudain l’acteur s’adresse vertement à un auditeur qui avait eu la mauvaise idée de s’assoupir au premier rang. Le malheureux mortifié a quitté la salle. Au Japon, la même scène se serait déroulée très différemment. L’acteur aurait sans doute considéré avec respect cet homme qui après sa journée de travail était venu assister à cette lecture. Peut-être même ses voisins l’auraient-ils accompagnés assez rapidement dans son sommeil réparateur.
Ne pas cacher sa fatigue et s’endormir lorsque l’on en ressent le besoin est, au Japon, normal et légitime. Une jeune Suisse expatriée à Tokyo raconte sa surprise au début de son séjour lorsque, dans le métro, la tête d’un homme d’affaire tout à fait respectable tombait sur son
épaule (et y restait). À écouter les témoignages d’Européens, le Japon semblerait pris de
crises d’hypnose régulières. On s’endort facilement n’importe où, dans les transports, les
salles d’attente, au bureau. Pour les Français, qui considèrent que l’on doit gérer au mieux
son sommeil, ce phénomène est étrange. En Europe, s’endormir en public peut paraître honteux — le sommeil est aussi très lié à l’intime — et lors d’un repas carrément grossier. On préférera refuser une invitation si l’on se sent fatigué. Alors qu’au Japon l’important est de participer, à tout, aux interminables réunions de travail qui peuvent se terminer dans la nuit, aux longues négociations indispensables pour trouver le bon consensus, aux soirées entre collègues, quitte à dormir une partie du temps. Mais du moins est-on présent. L’état de fatigue manifesté montre la capacité que l’on possède d’accorder tout le temps nécessaire au complexe réseau de relations que constitue le monde japonais. Etre frais et dispos serait ici synonyme d’indifférence, voire de « radinerie ». Un enseignant de français à Tokyo évoquait
aussi son étonnement lorsqu’un de ses collègues japonais, qui ne parlait pas français, était venu assister à une de ses conférences. Et bien sûr s’y était endormi ! Par sa présence, cet homme lui rendait hommage. La notion de résistance est également valorisée. On sera plus admiratif face à une personne au bord de l’épuisement, car elle aura fait « gaman », qui signifie endurer, persévérer. Faire en quelque sorte « abstraction de soi » pour l’intérêt collectif, même si cela commence à être remis en cause, reste important. L’intimité que nous associons au sommeil, qui chez nous se prend d’un seul bloc de préférence et dans un lieu délimité et clôt, se conçoit aussi différemment. Ce n’est pas seulement dû à l’exiguité des appartements modernes, mais au mode de relations qui existent entre chacun. Lors d’une grande fête familiale, comme le Nouvel an, toute la famille, enfants, parents, grands parents, oncles et tantes, s’endormira sur le même tatami, après le repas, proches les uns des autres.
Quant aux petits enfants, il est normal qu’ils dorment jusqu’à l’âge de trois ans, avec leurs parents qui ainsi les protègent, ou bien seuls avec leurs mères, alors que le père dormira dans une autre pièce. Les Japonais se définissent notamment par deux notions, celle de « tatemae », qui représente la sphère publique, formelle et cérémonieuse et celle de « honne », qui correspond au privé, chaleureux et intime. Ils passent de l’une à l’autre sans cesse, comme il passe du monde traditionnel au moderne. Dans cette nécessité d’accorder beaucoup de temps au social et au maintien de son harmonie, on peut fermer les yeux et instantanément retrouver son « honne », son soi intérieur, avant d’être requinqué et prêt à réinvestir son rôle « tatemae ».
Tout comme dans la transformation des maisons traditionnelles où les cloisons coulissantes glissent et modifient l’espace, où une pièce peut avoir différents usages, tour à tour chambre ou salle à manger, le discontinu est permanent et les états sont transitoires. La réalité ne possède pas de formes figées et délimitées, mais plusieurs niveaux en relations permanentes, où chaque chose dépend de son contexte.


Cécile Mozziconacci, n°6, juin 2007

Rouge comme le bonheur, le vin séduit l’Asie

Comment dit-on Beaujolais en mandarin ? Et bien cela dépend de l’endroit où figure le mot : étiquette, dépliant, publicité… Comme toute chose en Chine, celle-ci dépend de son contexte, de la relation à l’environnement. Les Chinois vont aussi réagir à l’esthétique du mot, tant visuelle que phonétique. La beauté est primordiale. Pendant six mois un groupe de travail, composés d’expert chinois, grammairiens, oenologues, traducteurs ont ainsi planché sur la traduction des douze appellations, à la demande des producteurs de Beaujolais pour fixer les traductions devenues officielles. D’autant que le mot “vin” n’existe pas en lui-même en chinois. Cette langue désigne tous les alcools par le même terme, “jiu”, en l’associant au mot qui désigne sa provenance. Alcool de raisin, de riz, de céréales, de prunes… En Chine, le vin cultivé depuis
des millénaires, était utilisé pour des libations aux ancêtres, ou bien, associé avec diverses plantes qu’on y laissait mariner, pour ses vertus médicinales. Pour leur consommation, les Chinois ont toujours privilégié des alcools forts et clairs. La volonté du gouvernement de réguler cette pratique, il y a une vingtaine d’années, a favorisé l’entrée du vin dans l’empire du Milieu où
il a d’abord été signe d’un statut social. Depuis les Chinois se sont pris au jeu des saveurs surtout celles du vin rouge, couleur signe de bonheur. Également séduite par le “french paradox”
selon lequel le vin rouge est bon pour la santé — l’harmonie entre le corps et l’ingestion des aliments est ici primordiale — la Chine offre maintenant un marché estimé à plus de 100 millions de consommateurs potentiels. Pour les producteurs, l’un des enjeux est d’introduire les Chinois
à l’aspect culturel du vin. Il est aussi d’inventer les accords avec les plats, dans une cuisine qui est un système, un tout, où les ingrédients sont cuits en même temps. Cette approche du goût,
différente de l’européenne, se complexifie encore par la diversité des gastronomies qui existe selon les régions. La Thaïlande, pays qui entre depuis peu dans le monde du vin, a résolu la question en imaginant de concocter ses propres crus, légers et secs. L’un d’eux, encore expérimental, se cultive sur des vignobles flottants près de Bangkok. Sensible maintenant à
cette boisson, la bourgeoisie thaïlandaise accueille aussi les vins de pays qui s’associent avec bonheur à leur cuisine très épicée et parfumée. Au Japon, c’est par les mangas que l’on s’initie à la culture du vin, de plus en plus apprécié par la jeunesse branchée. Romanesques
et ludiques, ces petites bandes dessinées sont aussi pédagogiques et très bien documentées. Écrits par des passionnés du vin, deux des mangas les plus connus sur ce sujet, “Le sommelier” et “Les gouttes de dieu” ont contribué à la notoriété du vin rouge dans les bars à vins de l’archipel. Dans le premier, paru il y a une dizaine d’années, le héros, un jeune sommelier japonais, séduisant et surdoué, parcourt les vignobles européens à la recherche d’un vin mythique adoré par sa mère, en résolvant au passage meurtres et complots. Les jeunes femmes n’ont pas résisté et sont devenues les afficionada des vins européens décrits dans la série, parmi lesquels les crus français se sont taillés un joli succès. La consommation de vin rouge est même considérée comme un signe de reconnaissance de l’émancipation féminine dans un pays où les femmes créent maintenant la tendance. C’est aussi à une quête que convie “Les gouttes de dieu”. Celle d’un jeune homme qui, pour toucher l’héritage de son père, doit résoudre une série d’énigmes et trouver les meilleurs vins du monde. Depuis qu’ils sont traduits en coréen, les neufs volumes des “Gouttes de dieu” sont devenus un petit phénomène en Corée du Sud. Les jeunes urbains fréquentent maintenant les bars à vin à la recherche Du vignoble évoqué. Les Bourgognes font partie des grands gagnants de cette saga en mangas et ont vu depuis leurs ventes s’amplifier. Le vin pour les Coréens serait initiatique. Alors, comme leur cuisine qui permet la synchronicité de différents goûts, peut-être participe-il de la même motivation, réunir le corps et l’univers, ? Si les vins français sont longtemps parus “exotiques” aux palais asiatiques, c’est maintenant par leur complexité qu’ils peuvent séduire ces nouveaux consommateurs adeptes des produits occidentaux.


Cécile Mozziconacci, n°5 mai 2007

Au pays des écrivains fantômes

Celles qui étaient jeunes adolescentes dans les années 70 se souviennent peut-être d’une héroïne légendaire de la Bibliothèque verte, la blonde Alice, l’Américaine aventureuse. Ses enquêtes intrépides à la recherche de talisman hindou et de mystérieux trésors faisaient rêver les écolières.
Mais qui sait que derrière le pseudonyme de l’auteur, Caroline Quine, se cachaient non pas une Américaine bien tranquille mais une soixantaine d’auteurs ? Journalistes pour la plupart, ils étaient regroupés au sein du Stratemeyer Syndicate fondé en 1906 par Edward Stratemeyer, un prolifique auteur et éditeur de séries policières pour la jeunesse. Avec près de 1200 titres et une centaine de pseudonymes, le Stratemeyer Syndicate a nourri les rayons de la littérature pour adolescents jusque dans les années 80.
Alice, créée en 1930 a été, par la suite, soigneusement relookée et les connotations racistes effacées. Repris à sa mort par les filles du fondateur, Harriet et Edna, le Stratemeyer Syndicate cultivait une recette bien rodée par les deux soeurs, redoutables managers de ce cheptel d’écrivains masqués (les « ghostwriters » ou écrivains fantômes). Pour un seul titre, près de quatre auteurs pouvaient intervenir. L’un donnait l’idée, un autre la rédigeait, les soeurs réécrivaient l’ensemble avant de le soumettre de nouveau à un autre journaliste. L’aînée don­nait la dernière touche. OEuvres pour le moins collectives — les différents auteurs renonçaient d’ailleurs à leur droit par contrat — les romans de Caroline Quine sont emblématique, au même titre que les scénarios pro­duits par les studios hollywoodiens, de la vision de l’auteur à la mode américaine.
Un monde où le droit d’auteur, le copyright, appartient au producteur de l’oeuvre, en fait à celui qui assure la transmission. Avec les dérives que l’on connaît. L’auteur au sens français n’a pas de contrôle sur son projet, et il n’est pas rare de voir un réalisateur de film remplacé par un autre pendant un tournage !
Pourtant, l’une des origines de ce droit se trouve dans la vo­lonté du Nouveau Monde de promouvoir la diffusion du savoir et le progrès des sciences. Imprégnées de protestantisme, les sociétés anglo-saxonnes défendent aussi une conception prag­matique. Ce qui importe c’est l’efficacité, on réécrira plusieurs fois un scénario ou un texte pour parvenir à ce qui est considéré comme le plus vendable.
Alors que la France avait choisi, dès la Révolution, la protection de l’individu créateur face aux intermédiaires. Une orientation confirmée avec la grande loi sur le droit d’auteur, après la Se­conde Guerre mondiale, en raison des techniques de diffusion (déjà !) qui risquaient de mettre à mal les intérêts des auteurs et d’affaiblir leur sort.
En contre-partie de cette vision propre aux Etats-unis où le créateur de l’oeuvre disparaît au profit de celui qui la finance, « l’efficacité » américaine se retrouve à travers la multitude de sites et blogs sur internet — il en existe des milliers ! — destinés aux auteurs et truffés de conseils de tous ordre. Sur les sites de nombreux journaux et publications figure aussi une rubrique qui s’adresse aux collaborateurs extérieurs. On y découvre com­ment contacter le rédacteur en chef, le type de sujets deman­dés, la longueur désirée, le prix qui sera payé. À faire pâlir les pigistes hexagonaux qui doivent se débrouiller pour placer leurs articles !
D’ailleurs être « auteur » aux USA est un métier plus qu’une acti­vité sacralisée, et cela peut aussi s’apprendre. Une longue tradi­tion, qui remonte aux années 30, a conduit toutes les universités à se doter d’un département et d’un cursus officiel consacrés à « l’écriture créative ». Des auteurs comme John Irving y ont formé les meilleurs écrivains. Bien sûr tout le monde ne devien­dra pas Hemingway. Mais nombreux parmi les postulants sélec­tionnés peuvent vivre de leurs plumes. D’autre pays d’Europe tentent l’expérience, en Allemagne, en Angleterre ou en Suisse. Les universités françaises, elles, sont toujours réticentes. Alors que la musique, la peinture ou la sculpture se sont toujours enseignées, l’écriture ne peut-elle procéder que de l’inspiration divine ? Pour sortir d’un débat qui fait couler beaucoup d’encre, surtout virtuelle, sans doute faudrait-il aussi distinguer l’auteur (d’un document, d’un guide…) de l’écrivain, celui d’une aventure plus singulière.

Cécile MOZZICONACCI, n°4, avril 2007

Des heures changeantes comme des saisons

Et si l’on vous disait qu’il existe ou plutôt existaient des heures qui comptent plus de 60 minutes ?
C’était le cas dans le Japon ancien. L’heure alors valait deux de nos heures actuelles. Les douze heures qui rythmaient une journée portaient le nom des animaux du zodiaque chinois. Si vous
étiez du matin, votre heure aurait été celle du lièvre (de 5 h à 7 h). Les couche-tard, eux, suivaient l’heure du rat (de 23 h à 1 h du matin). De plus la durée de ces heures variait selon les saisons de l’année ! Un défi lorsqu’il a fallu adapter les horloges européennes, introduites par les missionnaires au 16e siècle, à la vision du temps japonais. Il faudra attendre la fin du 19e siècle pour que le gouvernement japonais adopte la pratique occidentale et remettent les pendules à l’heure.
Mais ceci n’est qu’apparence, sans doute nécessaire pour que les trains, entre autres, arrivent à la même heure. Le temps, comme nous le savons, n’est pas affaire de mécanique. Dans l’Empire du Levant, l’approche du temps est, là aussi, bien différente de celle que nous connaissons. Elle est fondée sur un concept très particulier celui du MA, l’espace-temps. L’un et l’autre sont inséparables. MA c’est comme un intervalle, une pause, le moment juste avant qu’il se passe quelque chose.
Tous les arts, la musique, le théâtre, l’architecture sont appelés “arts du MA”. Dans le théâtre traditionnel, Kabuki ou No, c’est une pause entre les dialogues, en musique, MA dépend du choix du musicien, c’est lui qui choisit ce moment d’interruption entre les notes. Dans la calligraphie ou la peinture, MA est l’espace vide qui va mettre en valeur tout le reste. Ce mode de pensée par le vide, l’espace, l’intervalle, se traduit dans la langue où les silences entre les mots sont très significatifs.
Les phrases en japonais sont normalement laissées en suspens ce qui correspond même à une forme grammaticale. À charge pour l’interlocuteur de les terminer. Tout comme de comprendre
par le contexte le temps d’une l’action car le présent et le futur s’expriment de la même manière, L’éphémère, l’impermanence sont la seule vérité. Et c’est de là que vient l’émotion, du fugitif, du moment où l’eau se ride, du vertige de ce qui tremble sous la lumière. Les Japonais disent que ce n’est pas lafleur de cerisier qui est belle, c’est l’instant bref où elle va se faner.
Cette notion d’impermanence est aussi au coeur de la pensée indienne. Mais à l’opposé de cette vision du vide. Car en Inde, le temps est une véritable force appelée Kâla, étroitement liée
à une autre force, Karman, l’action. De ces deux forces dépend tout, l’Univers, l’histoire humaine, l’histoire cosmique…
Kâla, contrôle tout ce qui est. Il n’ya pas de temps vide. En Inde, le vide n’existe pas, tout est “plein” : les temples, les ornements, les sculptures… C’est ce que traduit ce panthéon fourmillant de dieux, ces temples recouverts de figures foisonnantes, la cuisine faite de quantité d’épices, la multitude de langues, de groupes religieux.
L’idée de la réincarnation, bien sûr, modifie d’emblée la perception du monde et influe sur le quotidien. L’urgence n’intéresse pas les Indiens. Le yoga, les longues préparations culinaires ne sonti-ils pas un éloge de la lenteur ? On raconte que sur les rails du Darjeeling Himalaya Express, figure cette inscription en anglais : “le mot lentement (slow) possède quatre lettre comme le mot vie (life), vite (speed), en compte cinq comme la mort (death)”. On peut aussi remarquer en Inde que les bâtiments souvent ne sont pas terminés. A cela, si l’on s’étonne, on vous répondra que les Indiens “ont tout le temps”. N’est-ce pas aussi pour cela que la notion de tragique n’existe pas dans le sous continent, contrairement à l’idée que pourrait donner la pauvreté ? Car la tragédie se définit par un acte irrémédiable, par l’arrêt du temps. Cet arrêt sous tend l’irréparable, le jamais-plus sur lequel s’est fondée la tragédie grecque. Plus tard, en Occident, cette sorte de jubilation de la détresse, de l’irrémédiable va s’exprimer dans la mélancolie. Cette sensibilité très occidentale n’existe pas en Inde, où le temps ne s’arrête jamais. Rien n’est
définitif, tout est transitoire… Les choses malheureuses peuvent avoir une fin.

Cécile MOZZICONACCI, n°3 mars 2007
Pour ces chroniques, l’idée était de partir d’un détail de la vie quotidienne dans une autre culture, d’un objet, d’un comportement qui parfois nous étonne : un bouquet de fleurs, la manière de porter ses chaussettes, des boulettes de viande, une manière de faire la sieste deviennent alors des révélateurs de ce qui modèle un paysage mental, une approche du monde…