Des heures changeantes comme des saisons

Et si l’on vous disait qu’il existe ou plutôt existaient des heures qui comptent plus de 60 minutes ?
C’était le cas dans le Japon ancien. L’heure alors valait deux de nos heures actuelles. Les douze heures qui rythmaient une journée portaient le nom des animaux du zodiaque chinois. Si vous
étiez du matin, votre heure aurait été celle du lièvre (de 5 h à 7 h). Les couche-tard, eux, suivaient l’heure du rat (de 23 h à 1 h du matin). De plus la durée de ces heures variait selon les saisons de l’année ! Un défi lorsqu’il a fallu adapter les horloges européennes, introduites par les missionnaires au 16e siècle, à la vision du temps japonais. Il faudra attendre la fin du 19e siècle pour que le gouvernement japonais adopte la pratique occidentale et remettent les pendules à l’heure.
Mais ceci n’est qu’apparence, sans doute nécessaire pour que les trains, entre autres, arrivent à la même heure. Le temps, comme nous le savons, n’est pas affaire de mécanique. Dans l’Empire du Levant, l’approche du temps est, là aussi, bien différente de celle que nous connaissons. Elle est fondée sur un concept très particulier celui du MA, l’espace-temps. L’un et l’autre sont inséparables. MA c’est comme un intervalle, une pause, le moment juste avant qu’il se passe quelque chose.
Tous les arts, la musique, le théâtre, l’architecture sont appelés “arts du MA”. Dans le théâtre traditionnel, Kabuki ou No, c’est une pause entre les dialogues, en musique, MA dépend du choix du musicien, c’est lui qui choisit ce moment d’interruption entre les notes. Dans la calligraphie ou la peinture, MA est l’espace vide qui va mettre en valeur tout le reste. Ce mode de pensée par le vide, l’espace, l’intervalle, se traduit dans la langue où les silences entre les mots sont très significatifs.
Les phrases en japonais sont normalement laissées en suspens ce qui correspond même à une forme grammaticale. À charge pour l’interlocuteur de les terminer. Tout comme de comprendre
par le contexte le temps d’une l’action car le présent et le futur s’expriment de la même manière, L’éphémère, l’impermanence sont la seule vérité. Et c’est de là que vient l’émotion, du fugitif, du moment où l’eau se ride, du vertige de ce qui tremble sous la lumière. Les Japonais disent que ce n’est pas lafleur de cerisier qui est belle, c’est l’instant bref où elle va se faner.
Cette notion d’impermanence est aussi au coeur de la pensée indienne. Mais à l’opposé de cette vision du vide. Car en Inde, le temps est une véritable force appelée Kâla, étroitement liée
à une autre force, Karman, l’action. De ces deux forces dépend tout, l’Univers, l’histoire humaine, l’histoire cosmique…
Kâla, contrôle tout ce qui est. Il n’ya pas de temps vide. En Inde, le vide n’existe pas, tout est “plein” : les temples, les ornements, les sculptures… C’est ce que traduit ce panthéon fourmillant de dieux, ces temples recouverts de figures foisonnantes, la cuisine faite de quantité d’épices, la multitude de langues, de groupes religieux.
L’idée de la réincarnation, bien sûr, modifie d’emblée la perception du monde et influe sur le quotidien. L’urgence n’intéresse pas les Indiens. Le yoga, les longues préparations culinaires ne sonti-ils pas un éloge de la lenteur ? On raconte que sur les rails du Darjeeling Himalaya Express, figure cette inscription en anglais : “le mot lentement (slow) possède quatre lettre comme le mot vie (life), vite (speed), en compte cinq comme la mort (death)”. On peut aussi remarquer en Inde que les bâtiments souvent ne sont pas terminés. A cela, si l’on s’étonne, on vous répondra que les Indiens “ont tout le temps”. N’est-ce pas aussi pour cela que la notion de tragique n’existe pas dans le sous continent, contrairement à l’idée que pourrait donner la pauvreté ? Car la tragédie se définit par un acte irrémédiable, par l’arrêt du temps. Cet arrêt sous tend l’irréparable, le jamais-plus sur lequel s’est fondée la tragédie grecque. Plus tard, en Occident, cette sorte de jubilation de la détresse, de l’irrémédiable va s’exprimer dans la mélancolie. Cette sensibilité très occidentale n’existe pas en Inde, où le temps ne s’arrête jamais. Rien n’est
définitif, tout est transitoire… Les choses malheureuses peuvent avoir une fin.

Cécile MOZZICONACCI, n°3 mars 2007

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Pour ces chroniques, l’idée était de partir d’un détail de la vie quotidienne dans une autre culture, d’un objet, d’un comportement qui parfois nous étonne : un bouquet de fleurs, la manière de porter ses chaussettes, des boulettes de viande, une manière de faire la sieste deviennent alors des révélateurs de ce qui modèle un paysage mental, une approche du monde…