La danse de la vie

Si vous vous rendez un jour en Nouvelle-Calédonie, vous serez peut-être surpris lorsque des amis Kanak rencon­trés pendant le séjour vous raccompagneront à l’aéro­port. Ils risquent fort de vous dire : « Allez tata, hein ! (tata c’est sympathique, c’est un signe de salut), à demain ».
Des sujets de perplexité, vous en aurez connus pendant ce voya­ge, mais là, cela devient très curieux. En fait les Kanak ne disent pas « au revoir » car ce serait une coupure, quelque chose qui se termine… Impensable ! Les liens une fois créés se perpétue­ront toujours. Alors on se salue par « à bientôt », ou « à demain » quelle que soit la situation….
La relation aux choses, aux gens, à l’univers est fondamentale et ce serait mettre en danger cette harmonie que la briser par des paroles inconséquentes !
Comme dans la plupart des sociétés non occidentales, l’impor­tant n’y est pas de tout caser dans un programme mais de main­tenir la cohésion. En restant synchrone avec l’ensemble. Dans un pays comme le Japon, où la notion de groupe prime, où l’on se définit selon le contexte, on contrôle fréquemment sa respira­tion pour être « en rythme » avec son interlocuteur, pendant une conversation.
Cette notion du rythme est primordiale pour l’anthropologue américain Edward T. Hall, qui montre comment des séries com­plexes de rythmes dominent tous les comportements humains, à la manière d’une symphonie. Et comment ce qui relie les individus les uns aux autres est un tissu de rythmes corporels.
Ces rythmes propres à chaque culture, le bébé les intègre dans les tout premiers temps de sa vie et d’abord in utero. C’est ce rythme qui va par la suite imprégner tout le fonctionnement d’une société de manière très souterraine, les manières de bouger, de parler, de se rapprocher les uns des autres ou de s’éloigner, de prendre une décision et de commencer une action. Aussi, quand des membres de cultures différentes se rencontrent, cela peut donner un ballet un peu heurté sans raison apparente.
Cette « danse de la vie » selon la belle formule de E. T. Hall, qui considère que le rythme est un des éléments essentiels à la survie de l’espèce, recèle encore bien des secrets. Comment comprendre, par exemple, que les plus grands sportifs dominent tous leurs concurrents alors qu’ils semblent se mouvoir sans ef­fort apparent, mais dans un rythme parfait ? C’est la grande vé­rité du zen. Ce n’est pas la tension et l’effort qui permettent de toucher la cible. C’est lorsque l’on ne fait plus qu’un, avec l’arc, la flèche, la cible, le rythme universel.
Cette symbiose, vécue sans séparation et sans projection, per­met d’être en adéquation avec le moment juste cher à la pensée chinoise. Il s’agit de sentir de l’intérieur, comme dans la respi­ration, l’arrivée du moment opportun, et de le suivre, contrai­rement à la tradition européenne, issue de la pensée grecque, de projeter l’idéal que l’on veut atteindre et d’y parvenir par un plan préétabli. Ce qui fonctionne bien avec la technique. Avec les humains et le vivant, ses comportements aléatoires et ses processus imprévisibles, c’est moins sûr.
Cette notion de moment adéquat est, pour la Chine, si profonde que l’on ne nomme pas un nouveau né à sa naissance, mais quand le « moment est venu ». Dans le cas d’un couple mixte, on donnera d’abord au bébé un nom occidental puis on attendra… Confucius ne disait-il pas : « Faire comme il faut, au moment adé­quat » ?
Comme tous ces rythmes s’entremêlent avec nos propres horlo­ges internes (oui, au pluriel, car nous aurions plusieurs structures dans notre cerveau qui génèrent nos biorythmes), les nouvelles disciplines, chronothérapie (pour la prise de médicaments selon les rythmes biologiques), chronopsychologie (qui s’insurge contre les conditions de travail actuelles) ont de beaux jours devant el­les. Quant à l’école, les experts préconisent de nouvelles études à grande échelle pour mieux connaître les rythmes des enfants et leurs variations.
Rythme, harmonie, attente du juste moment. N’est-ce pas ce que traduit aussi cette parole des Indiens Guarana d’Amazonie : « Chez nous, sagesse se dit « Aranda », ce qui signifie sentir le temps. » ?

Cécile Mozziconacci, n°8, septembre/octobre 2007

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Pour ces chroniques, l’idée était de partir d’un détail de la vie quotidienne dans une autre culture, d’un objet, d’un comportement qui parfois nous étonne : un bouquet de fleurs, la manière de porter ses chaussettes, des boulettes de viande, une manière de faire la sieste deviennent alors des révélateurs de ce qui modèle un paysage mental, une approche du monde…