L’art de la sieste à la japonaise

Dernièrement j’assistais à une lecture de textes où un écrivain avait invité un acteur célèbre pour lire des extraits de ses livres. La séance se passe en fin de journée dans une petite salle très chauffée. Soudain l’acteur s’adresse vertement à un auditeur qui avait eu la mauvaise idée de s’assoupir au premier rang. Le malheureux mortifié a quitté la salle. Au Japon, la même scène se serait déroulée très différemment. L’acteur aurait sans doute considéré avec respect cet homme qui après sa journée de travail était venu assister à cette lecture. Peut-être même ses voisins l’auraient-ils accompagnés assez rapidement dans son sommeil réparateur.
Ne pas cacher sa fatigue et s’endormir lorsque l’on en ressent le besoin est, au Japon, normal et légitime. Une jeune Suisse expatriée à Tokyo raconte sa surprise au début de son séjour lorsque, dans le métro, la tête d’un homme d’affaire tout à fait respectable tombait sur son
épaule (et y restait). À écouter les témoignages d’Européens, le Japon semblerait pris de
crises d’hypnose régulières. On s’endort facilement n’importe où, dans les transports, les
salles d’attente, au bureau. Pour les Français, qui considèrent que l’on doit gérer au mieux
son sommeil, ce phénomène est étrange. En Europe, s’endormir en public peut paraître honteux — le sommeil est aussi très lié à l’intime — et lors d’un repas carrément grossier. On préférera refuser une invitation si l’on se sent fatigué. Alors qu’au Japon l’important est de participer, à tout, aux interminables réunions de travail qui peuvent se terminer dans la nuit, aux longues négociations indispensables pour trouver le bon consensus, aux soirées entre collègues, quitte à dormir une partie du temps. Mais du moins est-on présent. L’état de fatigue manifesté montre la capacité que l’on possède d’accorder tout le temps nécessaire au complexe réseau de relations que constitue le monde japonais. Etre frais et dispos serait ici synonyme d’indifférence, voire de « radinerie ». Un enseignant de français à Tokyo évoquait
aussi son étonnement lorsqu’un de ses collègues japonais, qui ne parlait pas français, était venu assister à une de ses conférences. Et bien sûr s’y était endormi ! Par sa présence, cet homme lui rendait hommage. La notion de résistance est également valorisée. On sera plus admiratif face à une personne au bord de l’épuisement, car elle aura fait « gaman », qui signifie endurer, persévérer. Faire en quelque sorte « abstraction de soi » pour l’intérêt collectif, même si cela commence à être remis en cause, reste important. L’intimité que nous associons au sommeil, qui chez nous se prend d’un seul bloc de préférence et dans un lieu délimité et clôt, se conçoit aussi différemment. Ce n’est pas seulement dû à l’exiguité des appartements modernes, mais au mode de relations qui existent entre chacun. Lors d’une grande fête familiale, comme le Nouvel an, toute la famille, enfants, parents, grands parents, oncles et tantes, s’endormira sur le même tatami, après le repas, proches les uns des autres.
Quant aux petits enfants, il est normal qu’ils dorment jusqu’à l’âge de trois ans, avec leurs parents qui ainsi les protègent, ou bien seuls avec leurs mères, alors que le père dormira dans une autre pièce. Les Japonais se définissent notamment par deux notions, celle de « tatemae », qui représente la sphère publique, formelle et cérémonieuse et celle de « honne », qui correspond au privé, chaleureux et intime. Ils passent de l’une à l’autre sans cesse, comme il passe du monde traditionnel au moderne. Dans cette nécessité d’accorder beaucoup de temps au social et au maintien de son harmonie, on peut fermer les yeux et instantanément retrouver son « honne », son soi intérieur, avant d’être requinqué et prêt à réinvestir son rôle « tatemae ».
Tout comme dans la transformation des maisons traditionnelles où les cloisons coulissantes glissent et modifient l’espace, où une pièce peut avoir différents usages, tour à tour chambre ou salle à manger, le discontinu est permanent et les états sont transitoires. La réalité ne possède pas de formes figées et délimitées, mais plusieurs niveaux en relations permanentes, où chaque chose dépend de son contexte.


Cécile Mozziconacci, n°6, juin 2007

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Pour ces chroniques, l’idée était de partir d’un détail de la vie quotidienne dans une autre culture, d’un objet, d’un comportement qui parfois nous étonne : un bouquet de fleurs, la manière de porter ses chaussettes, des boulettes de viande, une manière de faire la sieste deviennent alors des révélateurs de ce qui modèle un paysage mental, une approche du monde…