Rumsteak saignant ou boulettes aux herbes ?



Etes vous plutôt tendance zoophage ou sarcophage ? Autrement dit, seriez-vous tenté par un roosbeef saignant ou bien opteriez-vous sans hésiter pour des saucisses de porc bien malaxées avec des herbes ? Dans le premier cas, vous n’êtes pas gêné par l’animal qui reste visible, dans le second, vous auriez une petite répugnance qui vous fait préférer la matière première totalement transformée. C’est là une des grandes différences qui sépare les goûts alimentaires des Français et des Allemands, selon la passionnante étude d’un sociologue, Jean-Vincent Pfirsch qui s’est penché sur nos assiettes des deux côtés du Rhin. C’est aussi pourquoi lapin et poulet, qui sont reconnaissables, sont largement préférés des Français, de même que les crevettes ou les sardines. En Allemagne, même si les goûts tendent à s’unifier, on aime confectionner des boulettes, des saucisses les plus diverses, des frikadelles….
Repousser l’animalité traduit un rapport différent à la nature qui dans l’imaginaire allemand est liée à l’inconnu, au sauvage, au danger. La Loire n’est pas le Rhin. La France, elle, a intégré depuis le 17e siècle l’idée d’une nature sereine, douce, contrôlable. La société de cour tire alors au cordeau ses bosquets et modèle les jardins « à la française » pour prolonger ses salons. En Allemagne, à la même époque, une bourgeoisie frustrée d’être privée du pouvoir politique se réfugie dans les émotions et dans une fuite vers la nature. Le romantisme va naître, avec sa mythologie. La Lorelei hante les rives tumultueuses du Rhin. Les vastes forêts de Bavière
ou de Thuringe contribuent à cet imaginaire. On peut aussi voir dans cette mise à distance de l’animal, l’origine d’une valorisation des céréales. Avec ses trois cents sortes de pains différents et ses müeslis consommés à toute heure dans les cafés, l’Allemagne a trouvé là une alternative à la viande. Cette tendance, tout comme le végétarisme (né à la fin du 19e siècle et combattu par Hitler), s’est développée dans des classes moyennes qui ont cherché à se démarquer tant de la bourgeoisie que du monde ouvrier. Le goût pour les saveurs aigres-douces est l’autre grande différence et surprend les palais français qui préfèrent une séparation franche. Salé-sucré se mêlent peu. À l’occasion on cuisinera un porc au miel ou aux fruits rouges juste pour l’exotisme mais pas au quotidien. Il faut également remonter au 17e siècle pour comprendre cette préférence. L’aristocratie française tourne alors le dos à la cuisine médiévale, une cuisine riche en épices, aux saveurs puissantes qui travestissent totalement les aliments et qui reste présente sur toutes les riches tables européennes comme celles d’Allemagne. Les concombres en saumure ou les moutardes douces, traces de cette histoire, pourraient même sembler « archaïques » en France, comme si dans nos mémoires, on y sentait le Moyen-Âge. Le 17e siècle voit aussi la notion de goût, typiquement française, s’affirmer. On en discute dans les salons, on le consigne dans des ouvrages gastronomiques. Le bon goût est un goût classique avec ses normes. Le goût est partout, en art, en littérature. Les normes ainsi vont perdurer. La France a fait la Révolution, mais, paradoxale, s’imprègne des valeurs de la noblesse qui transitent par la bourgeoisie. Ces règles inscrites dans une longue tradition depuis Brillat-Savarin, vont faire de cette cuisine un modèle. C’est dans les écoles de cuisine française que les futurs chefs étrangers se forment, ramenant dans leurs pays cette « french touch » qui les distinguera. Alors que l’absence de normes aussi codifiées a permis à l’Allemagne de créer dans les villes, beaucoup plus tôt qu’en France, une cuisine inventive et multiculturelle, ouverte aux influences étrangères et qui évolue selon les modes . Autre trait distinctif : la nourriture est un sujet de conversation en France, où l’on aime s’inviter, dans un échange très régulé, de don et de contre don. Passer du temps à cuisiner, donner de soi, c’est se faire plaisir, et c’est aussi acquérir une forme de prestige. On entre alors dans une sorte de compétition amicale, où la sociabilité est primordiale, comme dans tous les pays de tradition catholique. Alors que les Allemands verront le repas comme un moment de détente où le confort doit primer.

Cécile Mozziconacci, n°9 novembre/décembre 2007

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Pour ces chroniques, l’idée était de partir d’un détail de la vie quotidienne dans une autre culture, d’un objet, d’un comportement qui parfois nous étonne : un bouquet de fleurs, la manière de porter ses chaussettes, des boulettes de viande, une manière de faire la sieste deviennent alors des révélateurs de ce qui modèle un paysage mental, une approche du monde…