L'or des ghettos

Chicago, le ghetto noir du South Side et sa vingtaine de rues quadrillées. L’ancien haut lieu du jazz devenu le quartier de la misère et de la prostitution dans les années 60, lorsque les autorités l’ont plombé de tours et de barres HLM. La « modernité » tournant au drame.
Et de nos jours, des dizaines d’organisations culturelles, cafés-galeries, petites salles de théâtre, complexes pour les arts visuels, ateliers où se pratique le hip-hop, la photographie ou la céramique ! Ici comme dans d’autres centres des grandes villes américaines, vidés de leurs classes moyennes enfuies dans les périphéries, livrés à l’exclusion et à la violence, c’est la carte de la culture qui est jouée par les très typiquement américaines « communautés ».
Une « communauté » Outre-atlantique se crée autour d’un quartier, d’une d’origine, noire, latino, amérindienne, voire d’une église… Un espace où l’on a des besoins communs qui fait que l’on se rassemble pour s’apporter un soutien collectif.
Dans les centres-villes, ce sont des groupes d’habitants qui décident de prendre en charge la revitalisation d’un quartier, comme à Chicago où les locataires des tours, se sont peu à peu mobilisés autour d’actions sociales, scolaires et culturelles.
Car là, comme partout, on se méfie d’une entité d’état puissante, vécue comme « menaçante » pour chacun. A cela on préfère un fonctionnement qui privilégie la base, le terrain et le service aux autres, dans un mélange d’autonomie et de dépendance. En réunissant ces activités sociales et culturelles dans des CDC, « Community Development Corporations ».
Ces CDC, imaginées dans les années 60, se sont formalisées depuis qu’en 1977, le Bronx de New-York s’est embrasé dans des émeutes qui dégénèrent. Le président d’alors, Jimmy Carter, constatant l’impuissance du gouvernement fédéral et de ses millions de dollars déversés depuis Washington, propose aux communautés une prise en charge en direct de leurs quartiers à travers des organisations communautaires autonomes. On leur délègue la gestion des logements sociaux, des cours du soir, l’assistance aux personnes âgées, la sécurité, en partenariat avec la police. De nos jours, il existe quelques 2000 CDC, soutenues par les grandes fondations, des aides diverses, des investisseurs privés et un système d’exonérations fiscales. Et nombre d’entre elles fondent leurs actions sur la culture et les arts, parfois aidées également par des universités à dominantes artistiques. Avec un credo : « plus la scène culturelle est active, plus le niveau de violence et de pauvreté peut baisser ».
Leurs premiers objectifs : apporter plus de solidarité et un meilleur sens civique, améliorer les résultats scolaires. Et elles y parviennent. Pour mobiliser les jeunes, elles développent des actions dites « d’outreach », des programmes qui consistent à les sensibiliser, les amener à fréquenter les lieux culturels déjà existants ou en créer eux-mêmes.
Ce mode de fonctionnement s’inscrit bien sûr dans une histoire, spécifique aux Etats-Unis. Pourtant d’autres pays s’en inspirent, l’Allemagne, les Pays-bas, ceux d’Europe du Nord, et il commence à susciter un intérêt jusqu’en France.
Le colloque sur la politique de la ville, qui s’est tenu à l’Ecole normale supérieure de Lyon le 25 septembre dernier, y a fait largement référence. Car si la politique française de la ville a permis d’atténuer les difficultés des quartiers, elle continue de fonctionner « selon le modèle républicain descendant ». selon Claude Jacquier, sociologue au CNRS, « l’état sait toujours ce qu’il faut faire ». Croisé avec une défiance de tout ce qui serait « communautaire ». « On démolit et on reconstruit », mais quelle participation est confié aux habitants s’interrogent les chercheurs ? Certes certaines cités américaines, comme Détroit, sont restées d’immenses et dramatiques ghettos mais dans la plupart des villes, les habitants ont un pouvoir, ils se mobilisent et se responsabilisent. Avec cette arme qu’est la culture.
Au cœur des grandes cités, cette action a produit une « subculture » très spécifique, et innovante. Loin de la haute culture (High Culture) des élites blanches, cette culture « du dessous », mouvante et spontanée, se détourne aussi d’une culture de masse, commerciale et divertissante — née, oh paradoxe, de cette passion pour l’égalité qui en nivelant tout pour que tous soient égaux a fini par produire le confort uniforme de la grande industrie. A cette « low culture » vécu comme destructrice et oppressante, on répond par des lieux mixtes, alternatifs et indépendants, librairies-théâtres de quartiers, clubs de lecture ou de slam, ateliers d’écriture pour mère isolées, chorales amateures. Sans statut légal, ni « board » d’administrateurs, ni subventions, mais souvent avec une forte présence des églises, ces lieux éclectiques irriguent un tissu urbain blessé et rejeté. Pour y inventer de nouvelles formes d’art, peut-être, en tout cas de solidarité, certainement.

Source principale : « De la culture en Amérique », Frédéric Martel, éd. Gallimard, 2006

Cécile Mozziconacci, article paru dans le n°21 de novembre-décembre 2009
http://epanouirlesnenuphars.blogspot.com/

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Pour ces chroniques, l’idée était de partir d’un détail de la vie quotidienne dans une autre culture, d’un objet, d’un comportement qui parfois nous étonne : un bouquet de fleurs, la manière de porter ses chaussettes, des boulettes de viande, une manière de faire la sieste deviennent alors des révélateurs de ce qui modèle un paysage mental, une approche du monde…