Au pays des écrivains fantômes

Celles qui étaient jeunes adolescentes dans les années 70 se souviennent peut-être d’une héroïne légendaire de la Bibliothèque verte, la blonde Alice, l’Américaine aventureuse. Ses enquêtes intrépides à la recherche de talisman hindou et de mystérieux trésors faisaient rêver les écolières.
Mais qui sait que derrière le pseudonyme de l’auteur, Caroline Quine, se cachaient non pas une Américaine bien tranquille mais une soixantaine d’auteurs ? Journalistes pour la plupart, ils étaient regroupés au sein du Stratemeyer Syndicate fondé en 1906 par Edward Stratemeyer, un prolifique auteur et éditeur de séries policières pour la jeunesse. Avec près de 1200 titres et une centaine de pseudonymes, le Stratemeyer Syndicate a nourri les rayons de la littérature pour adolescents jusque dans les années 80.
Alice, créée en 1930 a été, par la suite, soigneusement relookée et les connotations racistes effacées. Repris à sa mort par les filles du fondateur, Harriet et Edna, le Stratemeyer Syndicate cultivait une recette bien rodée par les deux soeurs, redoutables managers de ce cheptel d’écrivains masqués (les « ghostwriters » ou écrivains fantômes). Pour un seul titre, près de quatre auteurs pouvaient intervenir. L’un donnait l’idée, un autre la rédigeait, les soeurs réécrivaient l’ensemble avant de le soumettre de nouveau à un autre journaliste. L’aînée don­nait la dernière touche. OEuvres pour le moins collectives — les différents auteurs renonçaient d’ailleurs à leur droit par contrat — les romans de Caroline Quine sont emblématique, au même titre que les scénarios pro­duits par les studios hollywoodiens, de la vision de l’auteur à la mode américaine.
Un monde où le droit d’auteur, le copyright, appartient au producteur de l’oeuvre, en fait à celui qui assure la transmission. Avec les dérives que l’on connaît. L’auteur au sens français n’a pas de contrôle sur son projet, et il n’est pas rare de voir un réalisateur de film remplacé par un autre pendant un tournage !
Pourtant, l’une des origines de ce droit se trouve dans la vo­lonté du Nouveau Monde de promouvoir la diffusion du savoir et le progrès des sciences. Imprégnées de protestantisme, les sociétés anglo-saxonnes défendent aussi une conception prag­matique. Ce qui importe c’est l’efficacité, on réécrira plusieurs fois un scénario ou un texte pour parvenir à ce qui est considéré comme le plus vendable.
Alors que la France avait choisi, dès la Révolution, la protection de l’individu créateur face aux intermédiaires. Une orientation confirmée avec la grande loi sur le droit d’auteur, après la Se­conde Guerre mondiale, en raison des techniques de diffusion (déjà !) qui risquaient de mettre à mal les intérêts des auteurs et d’affaiblir leur sort.
En contre-partie de cette vision propre aux Etats-unis où le créateur de l’oeuvre disparaît au profit de celui qui la finance, « l’efficacité » américaine se retrouve à travers la multitude de sites et blogs sur internet — il en existe des milliers ! — destinés aux auteurs et truffés de conseils de tous ordre. Sur les sites de nombreux journaux et publications figure aussi une rubrique qui s’adresse aux collaborateurs extérieurs. On y découvre com­ment contacter le rédacteur en chef, le type de sujets deman­dés, la longueur désirée, le prix qui sera payé. À faire pâlir les pigistes hexagonaux qui doivent se débrouiller pour placer leurs articles !
D’ailleurs être « auteur » aux USA est un métier plus qu’une acti­vité sacralisée, et cela peut aussi s’apprendre. Une longue tradi­tion, qui remonte aux années 30, a conduit toutes les universités à se doter d’un département et d’un cursus officiel consacrés à « l’écriture créative ». Des auteurs comme John Irving y ont formé les meilleurs écrivains. Bien sûr tout le monde ne devien­dra pas Hemingway. Mais nombreux parmi les postulants sélec­tionnés peuvent vivre de leurs plumes. D’autre pays d’Europe tentent l’expérience, en Allemagne, en Angleterre ou en Suisse. Les universités françaises, elles, sont toujours réticentes. Alors que la musique, la peinture ou la sculpture se sont toujours enseignées, l’écriture ne peut-elle procéder que de l’inspiration divine ? Pour sortir d’un débat qui fait couler beaucoup d’encre, surtout virtuelle, sans doute faudrait-il aussi distinguer l’auteur (d’un document, d’un guide…) de l’écrivain, celui d’une aventure plus singulière.

Cécile MOZZICONACCI, n°4, avril 2007

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Pour ces chroniques, l’idée était de partir d’un détail de la vie quotidienne dans une autre culture, d’un objet, d’un comportement qui parfois nous étonne : un bouquet de fleurs, la manière de porter ses chaussettes, des boulettes de viande, une manière de faire la sieste deviennent alors des révélateurs de ce qui modèle un paysage mental, une approche du monde…