Mon village en Provence

Lavande au balcon, cigales, vin gouleyant et douceur du temps, les Britanniques ont réalisé en Provence leur “village dream”, leur quête d’une nature mythique et idéale. Avec ce rêve issu de la littérature et de la peinture romantique anglaise, nombre de nos voisins d’Outre-Manche devenus des compatriotes saisonniers ou permanents suivent ainsi les traces de leurs riches prédécesseurs qui ont inventé la Riviera au 19e siècle. Lovés dans des maisons anciennes aux jardins protecteurs, ces nouveaux Provençaux aiment recréer une bulle rassurante, nécessaire à leur intense besoin d’une sphère privée. Un “home”, cet espace intime, infiniment précieux. Loin de l’urbanisation asphyxiante des grandes villes anglaises, de la grisaille et du stress.
De l’autre côté de la Manche, le rêve d’être propriétaire devient lui aussi une réalité. Car en Angleterre, les prix exorbitants des logements se doublent d’une autre contrainte : la “propriété” n’est que temporaire. Dans de nombreux cas, on achète en effet les murs, mais le terrain, lui fait l’objet d’un bail souvent limité 99 ou de 120 ans. Au bout de ce temps, il est doit être rendu au propriétaire initial et il est difficile de partir avec son bien sur le dos ! Ce sont les grandes familles qui possèdent principalement le privilège de la propriété terrienne, comme dans le centre de Londres qui appartient aux ducs de Westminster et de York.
Depuis l’Enclosure Act, en 1801, qui acheva la privatisation de trois millions d’hectares de terrains communaux, réduisant les paysans à la mendicité, c’est un mouvement inverse de la
France qui s’est produit. Pour les sujets de sa gracieuse Majesté, la Révolution française
qui a fait de la propriété privée un des “droits de l’homme”, sacré et permanent, a des conséquences bien concrètes.
Mais qui dit “terre” ne dit pas “terroir”. Le terroir, c’est une notion qui nous est propre. Il a la saveur du Roquefort, du brocciu corse ou d’une charcuterie fumée dans une auberge des
Vosges, les couleurs de l’automne sur les vignobles des Côtes du Rhône. Le terroir c’est l’ancrage, l’appartenance à un “pays”, une ruralité toujours présente dans les esprits malgré l’exode des campagnes. C’est un sol habité, travaillé, laborieux. L’Angleterre ne connaît pas le terroir. Avec une révolution industrielle qui très tôt a détruit ce qui restait de la paysannerie pour transformer les villes en hauts fourneaux (“les moulins noirs et diaboliques” dénoncés par le poète romantique William Blake), elle a perdu depuis deux siècles le goût des traditions culinaires et des produits frais.
Contrainte alors à une alimentation industrielle avec des produits, de la mer ou de la terre, retraités et manufacturés, elle a fini par vendre dans le monde entier son corned beef, sa Worcester sauce et ses chutneys. Mais la quête de cette nature perdue, relayée aujourd’hui par les magazines anglais de style de vie et par une littérature spécialisée qui vend l’image d’Epinal du village en Provence, soleiado et apéritifs sur les terrasses se heurte parfois à la vie quotidienne. La langue reste une barrière — pour les Français habitués à sortir leur dictionnaire de poche lorsqu’ils prennent un café en Espagne, la réticence à parler français de la part des Anglais peu habitués, eux, à être entourés de langues différentes demeure un mystère — les repères disparaissent, les systèmes juridiques sont différents. Une différence qui explique bien des comportements. Car, selon que l’on a bu avec le lait maternel, l’esprit de la Common Law,
son pragmatisme et sa jurisprudence, ou bien un droit basé sur la norme, issu de la Rome antique on ne voit pas le monde de la même manière. Faisons un bond de quelques siècles, seize exactement. C’est à cette époque que se façonne l’identité de l’Angleterre, dans une île envahie de toute part, où de nouvelles cultures se sont tour à tour installées. De là s’est forgée une culture de la diversité, l’indépendance des uns par rapport aux autres, et un fort goût pour la liberté individuelle. Cet état d’esprit, les Anglais l’ont conservé, couplé à un autre trait fondamental, l’obligation d’une culture du compromis. La Common Law l’exprime bien. C’est un droit qui légifère au cas par cas, et non sur un idéal théorique fondement de la loi française. L’Angleterre n’a d’ailleurs pas de constitution écrite, et la perspective de devoir posséder une
carte d’identité soulève des tollés. Alors que dans une République “une et indivisible” depuis la Révolution, la culture française s’est forgée sur un code écrit, qui dit l’universalité du droit. Et si elle se plait à contourner ces règles, celles-ci constituent quand même sa colonne vertébrale !

Cécile MOZZICONACCI, n°1 janvier 2007

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Pour ces chroniques, l’idée était de partir d’un détail de la vie quotidienne dans une autre culture, d’un objet, d’un comportement qui parfois nous étonne : un bouquet de fleurs, la manière de porter ses chaussettes, des boulettes de viande, une manière de faire la sieste deviennent alors des révélateurs de ce qui modèle un paysage mental, une approche du monde…